Pharmacopée
La scène a quelque chose de saisissant : le hangar, de plusieurs fois la taille d'un terrain de football, est envahi de kiosques colorés et bruyants d'où s'échappent des odeurs de toutes sortes. Sur les tablettes, des geckos, des sangsues, des crabes et des hippocampes séchés sont cordés étroitement, comme des bonbons dans un magasin de friandises. Partout, des marchands écoutent avec attention l'origine des malaises de leurs clients et proposent différentes solutions : bienvenue dans un marché de médecine traditionnelle au cœur de la Chine!
Ce n'est pas d'hier que l'être humain utilise les plantes ou les animaux pour se soigner. Les Chinois ont développé et raffiné ces pratiques depuis plus de 3 000 ans. Aujourd'hui, on estime que près de 80 % de la population mondiale, soit plus de 4,8 milliards de personnes, utilisent une forme ou une autre de médecine traditionnelle. Des milliers de plantes et d'espèces animales entrent dans la composition de produits destinés à cet important marché : c'est un commerce avoisinant les 60 milliards de dollars américains annuellement.
Partie de l'animal | Utilisé par l'humain pour |
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Peau de hérisson | Rhumatismes |
Tritons | Maux d'estomac |
Peau de serpent | Éruptions cutanées, infections oculaires, cataractes, maux de gorge et hémorroïdes |
Mouches cantharides | Aphrodisiaque |
Venin d'abeille | Rhumatismes, arthrite, tendinites, bursites et sclérose en plaques |
Cornes d'antilope Saïga | Fièvre et convulsions |
Sangsues | Abcès, douleurs articulaires, glaucome, myasthénie, maladies veineuses et thromboses |
Sang de tortue de Reeves | Cancer |
Écailles de pangolin | Troubles cutanés et production de lait (mères) |
Venin de crapaud | Cancer du foie, du poumon ou du pancréas |
Os de tigre | Rhumatismes, convulsions, ulcères, fièvre typhoïde, malaria, gale, furoncles et dysenterie |
Cornes de rhinocéros | Convulsions, fièvre et délire |
Hippocampes | Maux de reins, problèmes circulatoires et incontinence |
Absolument tout ce qui provient d'un animal est susceptible de se retrouver en médecine traditionnelle asiatique. L'élément est consommé cru, cuit, bouilli, en comprimés ou en infusion, mais il peut aussi être appliqué sous forme de crème ou de gel. Voici quelques exemples d'espèces animales utilisées en médecine traditionnelle :
Une enquête a démontré qu'à eux seuls, 13 des plus gros manufacturiers de produits médicinaux de Chine ont utilisé annuellement plus de 6 000 tonnes d'excréments d'écureuil volant, 25 tonnes d'os de léopard, 1 600 tonnes de serpent ratier, 200 tonnes d'écailles de pangolin, 500 tonnes de scorpion et 6 millions de geckos. L'ennuie, c'est que plusieurs espèces visées par ce commerce sont menacées d'extinction. Par exemple, les braconniers ont réduit les populations d'antilopes Saïga en Asie centrale de plus de 1 million d'individus à moins de 50 000 en seulement 10 ans!
Les os de tigre sont une part importante de la médecine traditionnelle asiatique depuis plusieurs centaines d'années. La liste des différents maux qu'on propose de soulager est impressionnante : à ceux-ci s'ajoute le traitement contre la nervosité, l'anxiété et la possession par le diable! La demande pour ce type de produits est énorme, autant en Chine que dans les communautés asiatiques partout dans le monde. Une enquête de l'organisme TRAFFIC en 1997 a démontré que 43 % des boutiques médicinales des communautés chinoises en Amérique du Nord vendaient des produits à base d'os de tigre. Les tigres étaient plus de 100 000 il y a un siècle, il n'en reste plus qu'environ 6 000 en nature. Malgré l'implantation de fermes d'élevage en Chine (qui abritent près de 5 000 tigres), le rugissement du grand félin rayé pourrait bientôt ne plus être qu'un lointain murmure au cœur des forêts d'Asie.
Bien sûr, certains effets soi disant bénéfiques de ces produits à base d'espèces animales relèvent essentiellement de la croyance et du folklore : il n'y a pas de fondement scientifique à croire que l'on s'approprie la force d'un tigre en consommant sa chair ou que l'on aura plus de succès dans les jeux de la séduction en prenant des comprimés de corne de rhinocéros. Par contre, la science parvient à démontrer l'efficacité thérapeutique de certains de ces « produits miracles ». Il ne faut pas oublier que 25 % des médicaments modernes sont issus de plantes initialement utilisées en médecine traditionnelle. Les compagnies pharmaceutiques parviennent à synthétiser un nombre surprenant d'ingrédients actifs de la médecine traditionnelle asiatique. Par exemple, les Chinois traitent les calculs biliaires avec de la bile d'ours. La médecine occidentale a réussi à synthétiser ce qui semble être l'ingrédient actif, l'acide tauro-ursodésoxycholique, qui a pour effet de dissoudre les calculs biliaires. Fait intéressant, le panda géant ne possède pas cet acide dans sa bile. Il n'est donc pas visé par le commerce de la vésicule biliaire.
Pour plusieurs communautés, en Asie ou ailleurs dans le monde, l'utilisation d'animaux ou de plantes pour des fins médicinales fait partie intégrante de leur culture et de leurs croyances; dès lors, les notions de conservation et de sauvegarde n'ont pas la même signification. Il est important de respecter ces différences culturelles, tout en insistant sur la nécessité de préserver notre biodiversité. Une autre raison poussant les individus à employer des médicaments traditionnels est la difficulté à se procurer des produits synthétisés par la médecine occidentale moderne. Les coûts parfois exorbitants de certains médicaments ont vite fait de décourager ceux qui ont désespérément besoin de se soigner.
Le Canada, pharmacie à ciel ouvert?
Le système de santé nord-américain repose essentiellement sur la médecine occidentale et une pharmacologie de produits synthétisés. Mais puisque certaines espèces animales, dont les ours, se font de plus en plus rares en Asie, les braconniers viennent désormais puiser dans les forêts nord-américaines pour leur matière première : la vésicule biliaire. On compte plus de 380 000 ours noirs au Canada et une seule vésicule se vend plus de 600 $ sur le marché noir : une équation dangereusement alléchante pour des commerçants sans scrupules.
En 1997 était lancée l'opération America qui visait à démanteler un réseau international de commerce illégal de vésicules biliaires au Canada. En 1998, un règlement venait interdire la possession, la vente et l'achat de vésicules biliaires d'ours. Plus de 200 agents canadiens de protection de la faune ont participé au démantèlement. En 2002, des perquisitions ont été menées simultanément au Québec, en Ontario, en Alberta et aux États-Unis. À ce jour, plus de 56 personnes se sont vu imposer des amendes totalisant 382 921$.
L'avenir de notre ours semble heureusement moins noir que ne l'est son reluisant pelage!
Les hippocampes
Cinq cent tonnes d'hippocampes entrent chaque année dans la confection de quelque 90 produits de médecine traditionnelle asiatique. L'accroissement de la demande a fait chuter de près de la moitié les populations de 35 variétés d'hippocampes connues. L'hippocampe ne bénéficie d'aucun statut particulier pour le moment : du fond de son océan, le petit animal marin fait cavalier seul pour assurer sa survie.
Les rhinocéros
Réduite en poudre, la corne du rhinocéros sert à traiter les convulsions, la fièvre et le délire. Elle est également considérée comme un puissant aphrodisiaque. Sa grande popularité a contribué à faire diminuer drastiquement les populations de ces pachydermes dans le monde. Selon le Fond Mondial pour la Nature (WWF), il ne resterait qu'environ 3 100 rhinocéros noirs et 2 800 rhinocéros des 3 espèces asiatiques (de l'Inde, de Java et de Sumatra).